CHAPITRE 12

 

Au Fort de Ruatha, à la Ferme de Fidello,

Chute de Fils, 6.7.15

 

 

Dissimuler un secret à son dragon n’était pas chose facile. Les seuls moments où il pouvait, en toute sécurité, entretenir des pensées qu’il voulait cacher à son ami, c’était tard le soir, quand Ruth dormait à poings fermés, ou tôt le matin, si d’aventure il se réveillait le premier. Les nombreuses activités de Jaxom ne facilitaient rien : il suivait l’entraînement des Aspirants (qui maintenant l’ennuyait), il aidait Lytol et Brand à préparer le Fort aux nombreux travaux de l’été, sans parler des excursions à la Ferme du Plateau, si bien qu’il s’endormait aussitôt blotti dans ses fourrures. Le matin, Tordril ou un autre pupille venait souvent le tirer du lit juste à temps pour qu’il ne soit pas en retard.

Mais le problème de la maturité sexuelle de Ruth revenait le tourmenter à tout moment et il se contrôlait strictement pour éviter à son dragon de percevoir son inquiétude.

Deux fois, au Weyr de Fort, une verte en rut avait pris son vol, poursuivie par tous les bruns et les bleus désireux de la rattraper. La première fois, Jaxom participait à un exercice et avait levé la tête quand le vol était passé au-dessus des Aspirants. Mais Ruth restant parfaitement indifférent à ce spectacle, il avait continué la manœuvre, obligé de se raccrocher en toute hâte à son harnais de vol pour ne pas tomber.

La deuxième fois, Jaxom et Ruth étaient au sol quand les cris surexcités d’une verte tuant sa proie avant le vol nuptial avaient stupéfié tout le Weyr. Les autres apprentis trop jeunes restèrent indifférents, mais le Maître des Aspirants regarda longuement Jaxom, qui comprit tout à coup sa pensée : Ruth allait-il se joindre à la troupe des soupirants ?

Jaxom se trouva assailli d’émotions contradictoires – anxiété, honte, espoir, réticence et terreur pure – et Ruth, angoissé, se cabra en déployant les ailes.

Qu’avez-vous ? demanda Ruth, incurvant le cou pour regarder son maître, ses yeux roulant au rythme des émotions de Jaxom.

— Rien, rien, dit vivement Jaxom, lui caressant la tête.

Avec un grondement de défi, la dragonne verte prit son vol, imitée par les bruns et les verts. Plus rapide, plus légère que ses prétendants, avec une agilité accrue par son besoin sexuel, elle avait parcouru une distance respectable avant que le premier décolle.

Puis ils se lancèrent tous à sa poursuite. Sur l’Aire de Pâture, tous leurs maîtres s’attroupèrent autour de sa maîtresse. En un clin d’œil, poursuivie et poursuivants ne furent plus que des petits points dans le ciel. Les chevaliers-dragons, moitié courant, moitié trébuchant, entrèrent dans les Cavernes Inférieures et se rendirent dans la chambre réservée pour ces occasions.

Jaxom n’avait jamais assisté à un vol nuptial de dragons. La gorge sèche, il déglutit avec effort. Son cœur s’emballait dans sa poitrine, son sang battait à ses tempes, il éprouvait une tension qu’il n’avait ressentie qu’auprès de Corana. Soudain, il se demanda quel dragon avait couvert la Path de Mirrim, quel chevalier avait…

On lui toucha l’épaule, et il sursauta en poussant un cri.

— Eh bien, si Ruth n’est pas prêt à s’accoupler, vous, vous l’êtes, dit K’nebel. Même l’accouplement d’une verte peut être très troublant.

Compréhensif, K’nebel montra Ruth de la tête.

— Ça ne l’intéresse pas ? Non ? Eh bien, il a le temps ! Bon, vous pouvez partir. D’ailleurs, l’exercice était presque terminé. Mais il faut que les plus jeunes soient occupés ailleurs quand la verte se fera rattraper.

En effet, le reste de l’escadrille s’était dispersé. Avec une dernière tape amicale sur l’épaule de Jaxom, K’nebel se dirigea vers son bronze et repartit au Weyr.

Jaxom repensa au vol nuptial. Involontairement, il pensa à leurs maîtres retirés dans la chambre intérieure, liés à leurs dragons en un combat émotionnel qui conduisait à la fusion entre maître et dragon. Jaxom pensa à Mirrim. Et à Corana.

Gémissant, il sauta sur le cou de Ruth, fuyant l’atmosphère émotionnelle du Weyr de Fort, fuyant ce qu’il avait toujours su des chevaliers mais n’avait complètement découvert que ce matin-là.

Il avait l’intention d’aller s’immerger dans les eaux glacées du lac, pour que le choc du froid apaise les tourments de son esprit et de son corps. Mais Ruth l’emmena à la Ferme du Plateau.

— Ruth, le lac ! Emmène-moi au lac !

Pour le moment, vous serez mieux ici, répliqua Ruth, à sa grande surprise. Les lézards de feu disent qu’elle est dans le champ du haut.

Prenant une fois de plus l’initiative, Ruth partit en vol plané vers le champ où le blé vert ondulait doucement au soleil, et où Corana arrachait diligemment les mauvaises herbes qui menaçaient d’étouffer les cultures.

Ruth parvint à atterrir dans l’étroite bande de terre séparant le blé du mur. Corana, une fois remise de sa surprise, le salua joyeusement. Mais, au lieu de courir vers lui comme d’habitude, elle lissa ses cheveux et épongea la sueur perlant sur son visage.

— Jaxom, commença-t-elle comme il s’avançait vers elle, soulevé de désir à sa vue. Il vaudrait mieux que vous ne…

Il la fit taire d’un baiser, sentit quelque chose de dur lui frapper le flanc. La serrant contre lui du bras droit, il tâtonna de la main gauche, saisit la houe et la jeta au loin. Corana se débattait, aussi étonnée que lui. Il la serra plus fort, essayant de modérer ses ardeurs jusqu’à ce qu’elle fût en état d’y répondre. Elle sentait la terre et la sueur. Il couvrait de baisers sa gorge et ses seins, respirait l’odeur de ses cheveux, qui fleuraient le soleil et la sueur, et ces odeurs l’excitaient. Quelque part dans les profondeurs de son esprit, il entendait une dragonne verte claironner son défi à ses poursuivants. Quelque part aussi, il voyait cette chambre trop proche où les chevaliers-dragons aussi excités que lui attendaient que le dragon le plus rapide, le plus fort ou le plus intelligent, ait rejoint la dragonne verte. Couché sur le sol tiède, il sentait sous ses genoux et sous ses coudes la moiteur de la terre que Corana venait de retourner. Il essaya d’effacer le souvenir des chevaliers courant vers la chambre intérieure en trébuchant, essaya de ne plus entendre les grondements moqueurs de la dragonne verte en vol. Et quand l’orgasme vint apaiser le tourment de son corps et de son esprit, il accueillit avec plaisir le contact bien-aimé de Ruth.

 

Le lendemain matin, Jaxom n’eut pas le courage d’aller à l’instruction des Aspirants. De bonne heure, Lytol et Brand étaient partis dans une ferme éloignée avec les pupilles, de sorte qu’il ne restait personne pour s’étonner de sa présence. L’après-midi se passa au lac, où il étrilla Ruth tant et tant que son dragon finit par lui demander doucement ce qui le troublait.

— Je t’aime, Ruth. Tu es à moi. Je t’aime, dit Jaxom, regrettant de tout son cœur de ne pouvoir l’assurer, avec son ancienne insouciance, qu’il ferait n’importe quoi pour son dragon. Je t’aime, répéta-t-il, serrant les dents avant de plonger dans les eaux glacées du lac.

Je crois que j’ai faim, dit Ruth à Jaxom qui s’efforçait de rester en plongée le plus longtemps possible.

Ce serait sans doute une diversion bienvenue, se dit Jaxom, crevant la surface pour reprendre sa respiration.

— Je connais une ferme dans le sud de Ruatha où l’on engraisse des wherries.

Ce serait parfait.

Jaxom se sécha rapidement, se rhabilla, et jeta machinalement sa serviette sur ses épaules au moment où il montait et ordonnait le transfert. Le froid pénétrant de l’Interstice, avivé par l’humidité de la serviette, lui glaça le cou. Il allait sans doute payer cette sottise d’un bon rhume.

Ruth sélectionna ses proies avec sa promptitude habituelle. Des lézards de feu marqués aux couleurs locales surgirent, apparemment invités par le dragon blanc à partager son festin. Jaxom se trouva libre de réfléchir à sa guise. Il n’était pas content de lui. Son attitude envers Corana l’écœurait. Et il était consterné qu’elle ait partagé avec passion ce désir brutal. Il n’était pas du tout sûr d’avoir envie de prolonger cette liaison, ce qui augmentait ses remords. Un point en sa faveur : il l’avait aidée à terminer le travail interrompu. Le blé était important. Mais il n’aurait pas dû prendre ainsi Corana.

Elle était très contente.

La pensée de Ruth le prit au dépourvu et il se dressa d’un bond.

— Comment le sais-tu ?

Quand vous êtes avec Corana, ses émotions sont très fortes et exactement semblables aux vôtres. Alors, je jeux la sentir elle aussi. Seulement dans ces moments. Sinon, je ne l’entends pas.

À son ton, Ruth semblait accepter plutôt que regretter cet état de choses. Comme s’il était soulagé que le contact avec Corana fût limité.

Tout en parlant, Ruth revenait vers Jaxom, après avoir expédié deux gros wherries, sans en laisser grand-chose aux lézards de feu. Jaxom contemplait son ami, dont les yeux opalescents roulaient de plus en plus lentement, le rouge de la colère faisant place au violet, puis au bleu du contentement.

— Ça te plaît ce que tu entends ? Quand nous nous aimons ? demanda Jaxom, décidant brusquement d’exprimer ses inquiétudes.

Oui. Vous êtes si content. C’est bon pour vous. Tout ce qui est bon pour vous me fait plaisir.

Jaxom se leva d’un bond, consumé de frustration et de remords.

— Mais ça ne te tente pas toi-même ? Pourquoi n’as-tu pas poursuivi la verte ?

Pourquoi vous inquiéter de ça ? Pourquoi devrais-je poursuivre la verte ?

— Parce que tu es un dragon.

Je suis un dragon blanc. Ce sont les bruns et les bleus, plus un bronze de temps en temps, qui poursuivent les vertes.

— Mais tu aurais pu la couvrir ! Tu aurais pu, Ruth ! Je n’en avais pas envie. Bon, vous voilà de nouveau bouleversé. Et c’est de ma faute.

Ruth allongea le cou et, pour s’excuser, toucha doucement du museau la joue de Jaxom.

Jaxom lui jeta les bras autour du cou, enfouissant son visage dans sa robe lisse fleurant légèrement les épices, se concentrant sur l’amour qu’il portait à son dragon, son dragon si exceptionnel, le seul dragon blanc de la planète.

Oui, je suis le seul dragon blanc jamais né sur Pern, dit Ruth, serrant Jaxom entre ses pattes antérieures. Je suis le dragon blanc. Vous êtes mon maître. Nous sommes ensemble.

— Oui, dit Jaxom. Nous sommes ensemble. Jaxom frissonna et éternua. Par la Coquille, s’il éternuait au Fort, il n’échapperait pas à ces horribles potions que Deelan imposait à tout le monde. Il ferma sa tunique, monta Ruth et lui donna l’ordre de rentrer à Ruatha aussi vite que possible.

Il échappa quand même aux potions parce qu’il se tint soigneusement à l’écart de Deelan en restant dans son appartement. D’ailleurs, il voulait consigner ses observations sur la ravissante baie au centre de laquelle se profilait si joliment le cône de la lointaine montagne. À l’aide du bâtonnet de carbone doux que Maître Bendarek avait inventé pour dessiner sur le papyrus, Jaxom se mit au travail. Ces outils étaient bien plus commodes que les tables sablées habituelles, pensa-t-il. S’il faisait une erreur, il pouvait l’effacer avec une boulette de sève, pourvu qu’il prît soin de ne pas écorcher la surface du papyrus.

Il était parvenu à dessiner une vue acceptable de la baie quand un coup frappé à la porte le tira de sa concentration. Il renifla vigoureusement avant de répondre « entrez ». Son rhume ne semblait pas trop affecter sa voix.

Lytol entra, le salua, et s’approcha de la table.

— Ruth a mangé aujourd’hui ? demanda-t-il. N’ton me prie de vous rappeler qu’une Chute est prévue sur le Nord, et que vous pourriez participer au combat. Ruth aura le temps de digérer ?

— Il sera prêt, dit Jaxom.

— Vous avez donc terminé votre entraînement ? Ainsi, Lytol avait remarqué qu’il n’était pas allé à l’instruction le matin.

— Disons que j’en sais assez puisque je ne participerai pas régulièrement aux combats avec une escadrille. Je viens de dessiner la baie de D’ram. C’est là que nous l’avons trouvé. C’est magnifique, n’est-ce pas ?

Il tendit le papyrus à Lytol, qui, à la grande satisfaction de Jaxom, regarda le dessin avec attention, le visage empreint d’un intérêt nuancé d’étonnement.

— Avez-vous rendu la montagne telle qu’on la voit ? Votre perspective est correcte ? Ce doit être le plus grand volcan de Pern ! C’est magnifique ! Et cette partie ? dit Lytol, montrant l’espace au-delà des arbres bordant la plage.

— La forêt s’étend jusqu’aux contreforts du volcan, mais nous sommes restés sur la plage, naturellement…

— Superbe ! On comprend pourquoi le Harpiste s’en souvenait si bien !

À regret, Lytol reposa le papyrus sur la table.

— Le dessin ne donne qu’une piètre idée de la réalité… dit Jaxom. Ce n’était pas la première fois qu’il regrettait l’aversion de son tuteur pour les déplacements à dos de dragon. Lytol eut un sourire fugitif, et secoua la tête.

— C’est assez précis pour guider un dragon, j’en suis sûr. Mais n’oubliez pas de m’avertir quand vous aurez l’intention d’y retourner.

Sur quoi, Lytol lui souhaita le bonsoir, le laissant quelque peu perplexe. Lytol lui donnait-il la permission tacite de retourner à la baie ? Et pourquoi ? Ce serait agréable…

J’aimerais laver la puanteur de la pierre de feu dans les eaux de la baie, dit Ruth, à moitié endormi.

Inclinant sa chaise en arrière, Jaxom voyait le dragon blanc dans son lit, ses deux paires de paupières fermées.

J’aimerais même beaucoup.

— Et peut-être pourrions-nous en apprendre davantage sur les hommes des lézards de feu.

Oui, pensa Jaxom, ce serait très intéressant. La baie était largement assez éloignée du Weyr Méridional pour ne pas compromettre Benden. Et s’il pouvait apprendre quelque chose sur ces hommes, cela rendrait service à Robinton.

La Chute devait commencer le lendemain matin à la neuvième heure. Jaxom ne devait pas prendre sa place habituelle dans les équipes de lance-flammes, mais il fut réveillé à l’aube.

Il avait la tête lourde, la gorge irritée, avec une sensation générale de lassitude et de malaise. Il maudit son imprudence de la veille, qui allait faire de son premier combat une expérience désagréable. Il éternua plusieurs fois en s’habillant. Il revêtit une sous-chemise de fourrure, sa tunique de vol la plus chaude et mit une doublure supplémentaire à ses bottes. Il transpirait déjà quand il sortit avec Ruth. Dans la cour, les vassaux s’affairaient, montant leurs bêtes et préparant leurs lance-flammes. Sur les crêtes, le dragon de guet et les lézards de feu mâchaient la pierre de feu. Lytol, debout en haut des marches du Fort, le salua de la main, puis se remit à donner des ordres pour la bataille du jour.

Jaxom éternua une fois de plus, si fort qu’il en chancela.

Ruth s’envola, le vent sécha la sueur de son visage. Jaxom se sentit mieux. Ils gagnèrent le Weyr en vol normal, car ils étaient très en avance. Il n’allait pas commettre une nouvelle imprudence en se transférant dans l’Interstice alors qu’il était en nage. Il ferait peut-être bien de s’habiller plus légèrement au Fort. Il n’aurait pas froid pendant le combat. Pourtant, le Weyr était plus haut que Ruatha, et il n’eut plus trop chaud après l’atterrissage.

Suivant les instructions, Jaxom se rendit avec Ruth sur les crêtes pour chercher un sac de pierre de feu. Ruth se mit aussitôt à mâcher la pierre, préparant sa deuxième panse à cracher les flammes. En s’y prenant à l’avance, il pourrait émettre une flamme continue, facile à alimenter en vol par la pierre du sac. Pendant que Ruth broyait la pierre, Jaxom but une grande chope de klah brûlant. Il se sentait très mal.

Heureusement, le bruit des dragons mâchant la pierre de feu couvrit ses crises d’éternuements. Si ce n’avait pas été son premier combat avec Ruth, Jaxom aurait peut-être renoncé. Puis il réfléchit : il combattrait avec les Aspirants dans le sillage des escadrilles, à l’arrière-garde de la Chute, il n’aurait sans doute pas à esquiver souvent dans l’Interstice – peut-être pas du tout – et courait peu de risques d’aggraver son état.

N’ton et Lioth apparurent sur les Pierres de l’Étoile, Lioth claironnant un appel au silence, tandis que N’ton levait le bras. Les quatre reines du Weyr flanquaient le grand bronze, toutes plus grandes que lui, mais, pour Jaxom, leurs ors chatoyants mettaient en valeur la magnificence du grand mâle. Sur toutes les corniches, les dragons écoutèrent les ordres silencieux de Lioth, puis les escadrilles se formèrent. Une dernière fois, Jaxom vérifia le harnais de combat destiné à le maintenir fermement sur le siège installé sur une crête de cou de Ruth.

Nous allons voler avec l’escadrille des reines, dit Ruth.

— Tous les Aspirants ? demanda Jaxom, car K’nebel n’avait rien dit d’un changement d’affectation.

Non, seulement nous.

Ruth semblait flatté, mais Jaxom n’était pas du tout sûr que ce fût un honneur.

Son hésitation fut remarquée par le Maître des Aspirants, qui lui fit sèchement signe d’aller prendre son poste. Jaxom ordonna donc à Ruth d’aller se poser sur les crêtes de feu. Ruth atterrit légèrement à la gauche de Selianth, la plus jeune des reines du Weyr de Fort, et Jaxom se demanda s’il avait l’air aussi idiot qu’il le pensait, écrasé par la taille du dragon or.

Lioth claironna, et les Chefs du Weyr s’envolèrent des Pierres de l’Étoile, piquant d’abord avant de s’élever vers le ciel à grands coups d’ailes. Ruth n’avait besoin d’aucun espace pour décoller, et plana brièvement avant de prendre position à côté de Selianth. Prilla, sa maîtresse, leva le poing en signe d’encouragement, puis Ruth dit à Jaxom que Lioth lui commandait d’aller au-devant des Fils par l’Interstice.

Émergeant au-dessus des landes stériles au nord de Ruatha, Jaxom éprouva une exultation encore inconnue en vol. Les escadrilles de dragons combattants se déployèrent au-dessus et autour de l’escadrille des reines. Le ciel était, plein de dragons, tous tournés vers l’est, les plus élevés devant attaquer les premiers.

Jaxom renifla énergiquement, irrité que son état amoindrisse son impression de triomphe : lui, Jaxom, Seigneur du Fort de Ruatha, combattait contre les Fils avec son dragon blanc ! Entre ses jambes, il sentait les flancs de Ruth frémir sous la pression des gaz, et il se demanda si la sensation était comparable à la lourdeur qu’il ressentait dans la tête.

L’escadrille la plus haute accéléra brusquement, et Jaxom n’eut plus le temps de ruminer, car il vit lui aussi le ciel clair s’embrumer, s’emplir de la grisaille qui annonçait les Fils.

Selianth me demande de rester tout le temps au-dessous d’elle pour ne pas risquer de me brûler, dit Ruth, sa voix mentale un peu étouffée par ses efforts pour retenir son haleine enflammée. Il changea de position et toutes les escadrilles entrèrent en action.

La brume grisâtre se transforma en Fils argentés qui se mirent à pleuvoir. Des flammes zébrèrent le ciel, le front des dragons calcinait leur vieil ennemi, le réduisant en poussière noire. L’exaltation de Jaxom était tempérée par la routine des exercices inlassablement répétés pendant l’instruction, et par la froide logique de la prudence. Aujourd’hui, Ruth et lui ne rentreraient pas brûlés par les Fils !

L’escadrille des reines vira légèrement à l’est, pour voler sous la première vague des dragons, prête à détruire tout ce qui avait échappé à leurs flammes. Ils traversaient des nuages de fine poussière, résidus des Fils calcinés. Puis, les reines exécutèrent un demi-tour, et Jaxom, repérant un Fil d’argent, fit prendre de la hauteur à son dragon aussi impatient que lui. Ruth lança un avertissement, puis l’équipe novice affronta et calcina ses premiers Fils dans un style impeccable.

Jaxom se demanda si on avait remarqué combien Ruth crachait ses flammes avec économie : juste assez, mais pas plus. Il caressa le cou de son ami, et sentit le plaisir qu’éprouvait Ruth à cette récompense. Puis, pour éviter une escadrille volant vers l’est, les reines changèrent de direction et se dirigèrent vers une grosse concentration de Fils.

À partir de là et jusqu’à la fin de la Chute, Jaxom n’eut plus le temps de réfléchir. Il prit conscience du rythme particulier des reines. Margatta, sur sa Luduth dorée, semblait savoir d’instinct où se trouveraient les concentrations les plus importantes de Fils ayant échappé aux dragons volant en formation très serrée. Chaque fois, les reines se trouvaient juste sous la pluie argentée et la détruisaient. Bientôt, Jaxom se rendit compte que sa position dans l’aile des reines n’était ni une faveur ni une sinécure. Les dragons dorés couvraient plus de territoire, mais n’étaient pas aussi mobiles que Ruth. Volant au-dessous des reines, le petit dragon blanc allait d’un côté à l’autre de leur formation en « V », toujours présent à l’endroit où son assistance était requise.

Brusquement, la pluie de Fils cessa. À l’infini, le ciel était nettoyé de la brume grise. L’escadrille la plus haute amorça sa descente en spirale paresseuse, commençant la phase finale de la défense, le balayage systématique à basse altitude, pour aider les équipes au sol à localiser toute trace de Fil viable.

L’exaltation du combat retomba, et Jaxom retrouva son malaise physique. Il avait l’impression que sa tête avait doublé de volume, il avait les yeux larmoyants et douloureux, la gorge à vif et respirait avec effort. Maintenant, il était vraiment malade. Quelle stupidité d’avoir pris part à ce combat ! Pour comble de malheur, il n’avait pas le sentiment d’un accomplissement personnel après quatre heures de lutte acharnée. Il était totalement déprimé. Il aurait voulu pouvoir partir tout de suite, mais il avait tant insisté pour voler avec les escadrilles de combat qu’il devait maintenant aller jusqu’au bout. Docilement, il continua à voler au-dessus des reines.

La grande reine dit que nous devons partir maintenant, pour ne pas être vus par les équipes au sol, dit soudain Ruth.

Jaxom baissa les yeux vers Margatta et la vit faire le signal du renvoi. Il en fut blessé. Il ne s’attendait pas à des acclamations, mais il trouvait qu’ils s’étaient suffisamment bien comportés, lui et Ruth, pour mériter un signe d’approbation. Pourtant il se disposait à obéir, quand il vit Selianth s’élever au-dessus d’eux. Prilla leva plusieurs fois le poing à son adresse, signal qui signifiait « bien fait et merci ».

Nous avons bien combattu et nous n’avons laissé échapper aucun Fil. Et je n’ai pas eu de peine à émettre une flamme régulière, dit Ruth.

— Tu as été merveilleux, Ruth. Tu as esquivé si intelligemment que nous n’avons pas eu à nous réfugier dans l’Interstice une seule fois, dit Jaxom, tapotant affectueusement le long cou étendu pour le vol. As-tu un résidu de gaz à exhaler ?

Je n’ai plus de flamme, mais je serais content de me débarrasser des cendres. Je n’avais jamais tant mâché de pierre de feu !

Ruth semblait si fier de lui que, malgré son malaise, Jaxom éclata de rire.

Au Fort, il n’y avait que quelques serviteurs. Les combattants terrestres étaient encore à des heures de marche des récompenses dont il pouvait jouir tout de suite. Ruth but longuement et avidement à la fontaine de la cour, puis Jaxom entra chez lui, enleva sa tenue de combat malodorante, et, passant près de sa table de travail et voyant le dessin de la baie, il se rappela sa promesse de la veille. Il pensa avec nostalgie au chaud soleil de la baie qui le réchaufferait jusqu’aux moelles et assécherait les humeurs nocives de sa tête et de sa poitrine.

J’aimerais aller nager là-bas, dit Ruth.

— Tu n’es pas trop fatigué ?

Je suis fatigué, mais j’aimerais nager dans la baie puis me chauffer au soleil. Cela vous ferait du bien aussi.

— Cela me va comme une coquille, dit Jaxom, ôtant sa tenue de combat.

Il enfilait une tunique de vol propre quand une servante, chargée d’un plateau, frappa nerveusement à la porte entrouverte.

Jaxom lui dit de le poser sur la table, puis lui donna sa tenue de combat à nettoyer et aérer. Il se mit à siroter son vin chaud, soufflant pour ne pas se brûler, quand il réalisa que Lytol ne rentrerait pas avant des heures et qu’il ne pouvait pas le prévenir. Mais il n’était pas obligé d’attendre. Il pouvait aller à la baie et rentrer avant le retour du Régent. Puis il grogna. La baie se trouvait à peu près aux antipodes, et le soleil, dont il attendait la guérison de son rhume, aurait largement dépassé le zénith.

Il restera chaud assez longtemps, dit Ruth. J’ai vraiment envie d’aller là-bas.

— Très bien, nous irons, nous irons !

Jaxom avala le reste de son vin chaud et prit un toast et du fromage. Il n’avait pas faim. Il roula une couverture de fourrure qu’il étalerait sur le sable, se passa le paquet en bandoulière, et se dirigea vers la porte. Non, il avait oublié quelque chose. Il revint vers sa table, griffonna un billet pour Lytol et le mit bien en évidence contre la chope.

Quand partons-nous ? demanda Ruth d’un ton plaintif, impatient de se laver et de se rouler dans le sable chaud.

— J’arrive ! J’arrive !

Jaxom fit un détour par la cuisine pour prendre quelques pâtés de viande. Il aurait peut-être faim plus tard.

Le chef cuisinier arrosait un rôti, dont l’odeur lui souleva le cœur.

— Batunon, j’ai laissé un message dans ma chambre pour le Seigneur Lytol.

— Le ciel est nettoyé des Fils ? demanda Batunon, levant sa louche au-dessus de son rôti.

— Tout est réduit en poussière. Tout, jusqu’au dernier Fil ! Nous allons nous laver pour nous débarrasser de l’odeur.

Les yeux de Ruth avaient les reflets jaunes du reproche, mais Jaxom, sans y prêter attention, monta vivement sur le cou de son dragon, bouclant son harnais de combat qu’il faudrait laver lui aussi. Ils décollèrent avec tant de hâte que Jaxom se félicita d’avoir attaché son harnais. Ruth avait à peine pris son vol qu’il les transférait dans l’Interstice.